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En Ukraine, quelle voie vers la paix?

Alors que le conflit à l’Est de l’Europe perdure, les moyens d’y mettre fin divisent la gauche. La négociation n’est plus taboue

©OLIVIER VOGELSANG


Plus d’un an après l’invasion de l’Ukraine par la Russie, une issue semble difficilement se dessiner. A gauche, des voix se sont fait entendre pour demander «l’ouverture de négociations pour un cessez-le-feu» à travers un appel contre «toute politique belliciste». Ex-recteur de l’université de Suisse italienne et candidat au Conseil d’Etat tessinois, Boas Erez fait partie des signataires. Pour le Comité Ukraine Vaud, cette position est irréaliste. Sa fondatrice, l’historienne à l’Unil Hanna Perekhoda, originaire de Donetsk, estime que la paix ne peut venir que d’une défaite militaire de la Russie. Elle appelle à envoyer davantage d’armes et à renforcer massivement les sanctions. Le Courrier les a fait débattre.

Quelles sont les responsabilités dans le déclenchement de cette guerre? Le rôle de l’expansion de l’OTAN est-il décisif, comme appuient certain·es, ou un prétexte de Poutine, selon d’autres?

Boas Erez: Rien ne justifie l’invasion. Mais le contexte est important: l’Occident a une responsabilité dans son accompagnement du démantèlement de l’URSS durant lequel les oligarques ont pris le pouvoir. L’Ouest a donc une part de responsabilité dans ce qu’est devenue la Russie. Celle-ci, pour des raisons qu’il ne faut pas minimiser, se considère clairement comme défendant des valeurs différentes des nôtres. Et elle joue une bataille à couteaux tirés avec les Etats-Unis. Depuis, l’OTAN s’est aussi rapproché de ses frontières. La responsabilité directe du passage à l’acte revient à Poutine, mais ce contexte et ce rapprochement militaire ont également joué un rôle indirect dans ce qui a pu être perçu comme une menace par la Russie.

Hanna Perekhoda: La politique de Poutine envers ses voisins n’est pas dictée par un souci d’une menace extérieure, mais intérieure. Quand il intervient en Biélorussie ou au Kazakhstan, ce n’est pas par peur de l’Occident, mais par crainte d’une «menace de propagation démocratique»: que les régimes autoritaires pro-russes avoisinant soient pris par des mouvements populaires. La motivation principale de Poutine est de garder le contrôle sur sa population. La guerre est l’issue logique pour un régime qui a fait de la Russie l’un des pays les plus inégalitaires au monde et qui risque de s’écrouler sous le poids de ses contradictions.

Si les élites occidentales ont une responsabilité, c’est celle de n’avoir eu aucun problème à commercer avec lui alors qu’il assassinait ses opposants et menait des guerres barbares, comme en Tchétchénie, et annexait – déjà – des territoires des pays voisins. Il ne faut pas tomber dans un occidentalo-centrisme qui nie l’agentivité de peuples subalternes victimes d’un impérialisme qui n’est pas celui de l’Ouest.

BE: Je suis d’accord qu’il faut critiquer le régime russe en soi, en évitant de tout ramener à l’Occident. Mais sans s’ériger en donneurs de leçons non plus. Ce qui m’importe n’est pas de distribuer de bons ou mauvais points, mais la tragédie actuelle où il y a énormément de souffrance. Et ma position essentielle est que nous sommes arrivés à un point du conflit où, aussi grâce aux livraisons d’armes qui ont permis à l’Ukraine de faire face à cette agression brutale, la seule issue est un cessez-le-feu et des négociations. L’Ukraine ne peut pas gagner cette guerre, car ses chars n’arriveront pas à Moscou, mais elle ne doit pas la perdre.

L’envoi d’armes ne risque-t-il pas de prolonger la guerre? Des négociations ne seraient-elles pas plutôt envisageables, Mme Perekhoda?

HP: Pour la majorité des Ukrainiens, cela voudrait dire des «concessions territoriales», donc une occupation. Quand la Russie essaie de prendre des villes ou s’en retire, que voit-on? Meurtres de civils, viols, tortures, fosses communes, kidnapping de dizaines de milliers d’enfants pour être rééduqués. C’est pour cela qu’il y a une telle résistance: l’objectif de la Russie est l’anéantissement de l’Ukraine en tant que société indépendante. Cette dernière a donc besoin de toutes les armes nécessaires pour se défendre.

Et pour vous M. Erez, il faudrait se mettre autour de la table dès demain, même si les populations ukrainiennes sous occupation pourraient continuer de vivre des exactions. C’est un risque que vous assumez?

BE: C’est le seul moyen d’arrêter les morts, et je ne suis pas sûr que tous les Ukrainiens soient contre des négociations. Même dans les situations de conflit les plus graves, il est important que les parties continuent à se parler.

L’envoi d’armes pour résister à une invasion que vous réprouvez empêcherait-il l’avènement de ces négociations?

BE: Je comprends que l’Ukraine demande des armes. Mais je ne comprends pas les va-t-en-guerre qui poussent à cela ici; qui sait ce que cela va donner? Je ne peux soutenir une position qui consiste à dire «envoyons des armes, ça va le faire»… Négocier me semble plus rationnel. Il me semble rationnel aussi que l’Ukraine devienne neutre, entre l’Occident et la Russie, qui demande de telles assurances sécuritaires.

HP: Vous pensez que l’objectif de Poutine est simplement que l’Ukraine soit neutre. Mais ce n’est pas ce qu’il dit très clairement. Pour lui, l’existence d’une Ukraine, ancienne colonie, qui ne soit pas dans l’espace civilisationnel russe, est quelque chose d’inacceptable. Nous avons des précédents assez sombres dans l’histoire européenne, où l’on essaie d’aménager, de pacifier l’agresseur. Cela n’a jamais apporté la paix.

BE: Le propre d’un bon compromis est que les deux parties soient mécontentes. On ne peut pas savoir ce qu’une négociation pourrait donner. Cela pourrait remettre en cause des équilibres assez complexes. L’Ukraine est un front chaud, avec une guerre, mais il y a aussi des fronts froids où des assurances pourraient être données à Poutine si la Russie lâche le côté ukrainien. Notamment, en Asie centrale.

HP: Sauf qu’ici, l’une des parties détient l’arme nucléaire. Et l’autre ne reçoit pas suffisamment d’armes pour se défendre. La guerre va continuer tant que Poutine sent que son régime est en danger. Et il l’est. Je vois ici une sorte de confusion entre la sécurité de la Russie et la sécurité du régime. Or, le régime poursuit ses intérêts propres, pas ceux de la Russie. Personne ne peut lui donner des assurances, car son pouvoir est menacé de l’intérieur, pas de l’extérieur.

Pour vous, Madame Perekhoda, ouvrir des négociations signifierait donner une légitimité à l’invasion de Poutine…

HP: Cela ouvre une boîte de Pandore et nous mène vers une situation de relations internationales digne du XIXe siècle. Nous avons oublié à quoi ressemble la compétition interimpérialiste. Cela a causé la Première Guerre mondiale, puis la Seconde. Si l’on fait un compromis maintenant, on donne un signal en faveur de ce type de monde multipolaire, avec un renforcement de la Chine et de la Russie. Ce serait un monde merveilleux pour l’extrême droite et tous les dictateurs qui exploiteront leur population dans l’impunité. A court terme, chercher des compromis avec l’agresseur nous permet de préserver une certaine sécurité. Mais à long terme, cela apporte plus d’insécurité au niveau international. Tant qu’on met sur un pied d’égalité l’agresseur et l’agressé, on ne s’éloigne pas de la guerre, on s’en approche.

BE: Je crois qu’il y a une erreur de raisonnement. Aller vers une négociation ne signifie pas que l’impérialisme russe gagne. C’est exactement le contraire. Un monde multipolaire est mieux qu’un monde bipolaire. Le fait d’arriver à une négociation implique évidemment plusieurs parties. Depuis la Deuxième Guerre mondiale, depuis que les Etats-Unis ont lâché des bombes atomiques sur le Japon, nous savons que les guerres n’ont plus rien à voir avec ce qu’elles étaient avant et que nous devons éviter les escalades.

Comment évaluez-vous le risque d’une escalade généralisée, qui aurait pour conséquence que la guerre sorte des frontières de l’Ukraine?

HP: L’escalade généralisée aura lieu si nous laissons la Russie obtenir ce qu’elle veut. Dans le cas où l’Ukraine obtient les armes qui lui sont nécessaires, elle pourra reprendre son territoire internationalement reconnu et construire une société sans être sous emprise d’une force étrangère. On reconnaît ainsi que des pays considérés comme subalternes, qui n’étaient jusque-là pas pris au sérieux, peuvent aussi regagner leur souveraineté. Pour que cette guerre prenne fin le plus rapidement possible, il faut que Poutine ne soit plus capable d’alimenter sa machine de guerre. Les sanctions doivent être réelles, pas simplement déclaratives. Une autre condition nécessaire pour que cette guerre s’arrête, c’est de revoir l’architecture de sécurité internationale. Visiblement, elle ne marche pas. Tous les pays ont le droit d’être protégés.

BE: Vous pensez que Poutine ne va jamais lâcher de territoires et ne va pas entrer dans des négociations. C’est une hypothèse. Je pense qu’on ne peut pas simplement partir du principe qu’il ne négociera pas, même avec toutes les analyses possibles de ce qu’il a déclaré ou tu. Avec ces prophéties auto-réalisatrices, seules les armes parlent. Quand nous abordons l’issue, vous parlez de l’objectif. L’Ukraine est en train d’être dévastée. Combien d’années va-t-elle tenir? Combien d’années voulons-nous imposer cela à la population ukrainienne?

HP: Ce n’est pas imposé. C’est la population ukrainienne qui fait ce choix de résister.

Comment voyez-vous l’issue de la guerre?

HP: Je n’ai pas de compétences pour prédire le futur.

BE: Si je peux me le permettre, vous venez de le faire en ce qui concerne l’impérialisme et ce qui va en découler. Comme s’il y avait un automatisme, alors qu’il n’y en a pas.

HP: Nous pouvons dégager des logiques à partir des précédents historiques. Je défends mon point de vue et ce n’est pas une prédiction du futur.

BE: Les Etats-Unis sont également une puissance impérialiste, en même temps qu’une démocratie, et pourtant nous ne cherchons pas à changer son régime. Il est clair que pour aboutir à des accords, il faut se boucher le nez face à la situation interne de la Russie. Il y a des choses qui puent et il faut faire avec. Cette idée d’un monde libre contre Satan est caricaturale.

Que retirez-vous tous deux de cet échange?

BE: J’en retire que le monde va mal et que les forces de gauche ont un rôle à jouer. Il fut un temps où une position comme la mienne était très difficile à soutenir en public. Cela a changé et je m’en réjouis. Nous avons besoin d’une pluralité. Que le discours va-t-en-guerre soit le seul qu’on puisse tenir publiquement n’augure rien de bon.

HP: Suis-je va-t-en-guerre?

BE: Ce n’est pas vous que je vise. Vous êtes pour une résistance active à outrance et sans espoir.

HP: Résistance à outrance et sans espoir, c’est ce qu’on a vu dans les pays colonisés, qui ont essayé de se libérer de leur oppresseur beaucoup plus armé. Cette position est peut-être davantage idéaliste que réaliste, mais c’est pour moi la seule valable si l’on veut défendre une position de gauche dans ce monde qui va mal.


Et la Suisse dans tout ça?

Quel est le rôle de la Suisse? Dans quelle mesure doit-elle rester neutre?

HP: Toutes les discussions autour de la réexportation des armes sont importantes mais restent secondaires. Le rôle joué par la Suisse dans cette guerre, c’est celui d’un pays qui a contribué à la montée en puissance des élites politiques et économiques russes. Les ventes de gaz et de pétrole russe passent par la Suisse, avec le négoce des matières premières. Et celle-ci accueille aussi sur son sol des entreprises russes liées à Vladimir Poutine, qui alimentent sa machine de guerre. Et il y a bien sûr les milliards de dépôts des oligarques russes, qui n’ont été bloqués qu’à hauteur de 7.5 milliards sur 200. La Suisse a également contribué à l’armement de la Russie, en vendant des composants à double usage. Faut-il appeler cela la neutralité? Ou plutôt parler de la Suisse comme d’un pays économiquement cynique?

BE: C’est exactement ce que je disais sur le fait que, nous, Occidentaux, sommes en partie responsables de ce qu’est devenue la Russie. Concernant la neutralité suisse, je n’en suis pas un défenseur absolu, c’est un moyen et non une fin en soi. Mais j’ai trouvé choquant que l’ambassadrice ukrainienne en Suisse mette la pression sur notre parlement sur la question de la réexportation des armes. Une alternative louable et non critiquable d’intervenir dans ce conflit serait plutôt de donner des millions de francs à la Croix-Rouge internationale pour qu’elle puisse intervenir sur les deux fronts, plutôt que d’envoyer des armes ou d’en soutenir l’envoi. La position de la Suisse comme place financière est embarrassante, mais je ne vais pas jusqu’à dire que nous sommes plus cyniques que d’autres pays.

Quelle est votre position sur les sanctions, M. Erez?

BE: Je doute fortement de leur efficacité. J’imagine très bien que du pétrole russe se retrouve finalement ici après être passé par l’Arabie saoudite par exemple. Je constate aussi que le budget de l’armée suisse a immédiatement augmenté dès le début de l’invasion. Cette logique guerrière a pour conséquence une diminution des ressources pour résoudre d’autres problèmes. En Allemagne, le ministre des Finances a affirmé qu’il y avait moins d’argent pour des politiques sociales depuis l’engagement de son pays aux côtés des Ukrainiens. Donc la population allemande souffre. C’est aussi une raison tout à fait valable pour dire qu’il faut stopper la guerre.

Vous êtes d’accord, Madame Perekhoda?

HP: Ce qui est frappant, c’est que les forces politiques en Suisse qui sont en faveur de l’augmentation des investissements dans l’armement – estimant que celle-ci doit de se défendre en cas de guerre – veulent en même temps prolonger les relations commerciales avec la Russie et ne pas aller trop loin dans les sanctions. Monsieur Erez doute aussi de l’efficacité des sanctions et estime que les Ukrainiens doivent faire des concessions. Quelle est la conséquence de cette logique? Cela donne un signal à tous les agresseurs du monde. On leur signifie que ce que fait Poutine est légitime.



Articolo di SOPHIE DUPONT e ACHILLE KARANGWA

En Ukraine, quelle voie vers la paix? è apparso su Le Courrier il 16 marzo 2023




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